Général Joaquín Acosta, gravure lithographique, probablement de 1876, conservée à la Bibliothèque nationale de Colombie

Article exclusif en français pour El Café Latino Presse

Ces jours-ci, on célèbre la première Mission consulaire française en Colombie. Certes, les relations entre ce territoire et la France ont été étroites depuis les années de la Vice-royauté, avec ses lots de commerce et de contrebande, mais aussi les échanges d’idées et surtout, la Déclaration des droits de l’homme, traduite en espagnol pour la première fois en 1793 par Antonio Nariño. Mais, de fait, les relations avec la République de Colombie proprement dite ont débuté en 1824.

Le premier consul commercial français de Colombie, Benoît Chassériau, est arrivé cette année-là. On ne connaît pas grand-chose du personnage. Une biographie récente indique qu’il a été chef de la police de l’État libre de Carthagène en 1813, qu’il a sauvé la vie à Bolivar en Jamaïque et qu’il a été espion sous la nouvelle République de Colombie. Dernier point, à ne pas négliger, il fut l’un des premiers français à être naturalisé colombien.

C’est ainsi que l’année 1824 marque le début de deux siècles de relations économiques, diplomatiques, commerciales et institutionnelles entre les deux pays. Mais que recouvrent, au fait, tous ces rapports ? Les relations entre la France et la Colombie sont en tout premier lieu, une histoire d’échanges humains, de figures qui ont marqué des générations, de références politiques, intellectuelles et culturelles.

Des personnalités françaises ont inspiré la Colombie : vers 1848, au plus fort de la ferveur des sociétés démocratiques dans notre pays, le poète romantique et révolutionnaire Lamartine a inspiré toute une génération. Cent vingt ans plus tard, c’est l’inverse qui s’est produit : Cent ans de solitude, le roman de Gabriel García Márquez, a émerveillé les lecteurs français. Des artistes colombiens se sont imposés en France (pour n’en citer qu’une, Emma Reyes, dont l’œuvre picturale est plus connue en France qu’en Colombie). De grands intellectuels sont enterrés en France (je pense aux frères Angel et Rufino José Cuervo, honorés par Fernando Vallejo). En même temps, des intellectuels français ont réussi à sauver leur vie grâce à la Colombie (Paul Rivet). De son côté, un architecte français, Gaston Lelarge, mort en Colombie, a conçu plusieurs bâtiments administratifs à Bogota (Palais Liévano, Palais de Nariño, la coupole de l’église San Pedro Claver à Carthagène…).

L’histoire des échanges humains est donc extrêmement riche. En ces jours de commémoration, je voudrais simplement rappeler des rencontres survenues dans les trois dates 1824, 1924, 2024 : des premiers colombiens, espionnés par la police française, aux demandeurs d’asile d’aujourd’hui, en passant par un Colombien qui a écrit un roman en français dans la forêt amazonienne… Chaque siècle raconte quelque chose de l’histoire particulière de cette vieille relation.

1824 : les premiers Colombiens en France

En France, la monarchie était de retour, et en cette année 1824, un nouveau roi, Charles X, avait succédé à Louis XVIII (lequel avait lui-même succédé à Napoléon depuis 1815). Ce nouveau souverain, Charles X, surveillait les Espagnols et les Latino-américains qui résidaient en France. En fait, la police les espionnait depuis l’époque de Napoléon, car celui-ci rêvait de connaître toutes les circonstances de la vie des habitants du territoire français. La police était très intéressée de savoir si ces Colombiens allaient rejoindre les Espagnols réfugiés en France, eux qui ne voulaient pas que le roi Ferdinand VII, à nouveau installé sur le trône d’Espagne, devienne un monarque absolutiste.

Ces premiers Colombiens (comme le scientifique Joaquín Acosta ou le diplomate Manuel José Hurtado) cherchaient à obtenir la reconnaissance des républiques qui venaient d’accéder à l’indépendance. Ils étaient bien conscients que leur demande coïncidait avec celle des représentants d’autres jeunes pays. Les Mexicains, les Argentins, les Vénézuéliens, les Équatoriens et autres nationalités travaillaient de concert pour la même cause : obtenir de la France et d’autres pays européens qu’ils envoient des représentants dans leurs pays, en Amérique latine, pour les reconnaître comme des entités souveraines. Ils avançaient prudemment, dissimulaient leurs sympathies politiques, se déguisaient en hommes d’affaires pour ne pas éveiller les soupçons…

C’était un monde d’intrigues, d’espions, d’informateurs, mais aussi un monde de princesses, de ducs, de ministres et de nobles européens… L’historien Daniel Gutiérrez a montré comment la cause de l’indépendance n’était pas seulement celle des Latino-américains, mais aussi celle d’Européens au service de la diplomatie colombienne. Cependant, défendre les révolutions américaines aurait pu leur coûter le bannissement, voire des sanctions plus sévères. Ce qui est certain, c’est que ces premiers Colombiens ont tissé des liens avec d’autres Latino-américains, avec des rebelles espagnols, avec des alliés français et européens. Ils avaient, conscience d’appartenir à une grande cause politique latino-américaine.

La Colombie et la France : deux siècles de relations en trois dates

© Daniel Gutiérrez Ardila   –   Quartier des premiers Colombiens à Paris, « El reconocimiento de Colombia »

1924 : un romancier inconnu

En 1924, l’éditeur Peyronnet publie à Paris un livre écrit en français par un colombien. Voici comment l’éditeur le présente : « Au cœur de l’Amérique vierge n’est point un roman d’imagination, mais le récit d’une aventure vécue. L’auteur est resté pendant quatre ans, de 1907 à 1911, parmi les peuplades sauvages de l’Amazone et ayant appris leur langage, a pu étudier leurs mœurs et connaître leurs traditions. Le cœur de l’Amérique du Sud n’est pas encore tout à fait exploré et il reste entouré de mystère pour les Européens et pour tout le monde civilisé en général ».

L’auteur s’appelait Julio Quiñones. Encore aujourd’hui, il est presque totalement inconnu en Colombie. Nous savons qu’il a été éduqué par les jésuites à Pasto, qu’il a été pharmacien dans la colonie militaire de Putumayo et qu’il a vécu avec la communauté indienne des Uitoto, alors exploitée et réduite en esclavage par l’entreprise d’exploitation du caoutchouc, la terrifique Casa Arana.

Pourquoi un auteur colombien a-t-il publié ce roman à Paris et qui plus est, en français ? La même année, José Eustasio Rivera publiait en Colombie La Vorágine, un roman très important, situé dans jungle, célébré à l’époque et encore aujourd’hui, à juste titre, cent ans plus tard, comme un roman d’une grande modernité. Pourquoi Julio Quiñones est-il presque totalement inconnu et ne figure pas dans le répertoire littéraire national ? Il est fort possible que du fait qu’il ait vécu hors de Colombie (Londres et Paris) il soit passé inaperçu aux yeux de ses contemporains. Nous savons qu’il a traduit son roman en espagnol et qu’il a écrit d’autres livres (dont certains perdus). Son silence sur son enfance et les raisons de son installation en Europe soulèvent de nombreuses questions… Une de mes hypothèses est qu’il était issu d’une famille pauvre, ou peut-être qu’il était un homme de « couleur » et qu’il a cherché d’autres horizons dans le but de faire reconnaitre ses talents. En tous cas, il a su intéresser un éditeur parisien, peut-être un public. Or son histoire résonne avec celle de tant de Colombiens qui ont quitté leur pays afin de pouvoir mener leurs projets, car dans leur pays d’origine, matérialiser leurs rêves leur est refusé.

 

La Colombie et la France : deux siècles de relations en trois dates

Couverture originale de « En el corazón de la América virgen », de Julio Quiñones

2024 : les demandeurs d’asile

En 2024, la communauté colombienne de Paris est importante, diversifiée et dynamique. J’espère pouvoir en parler à une autre occasion. Aujourd’hui, je voudrais rappeler qu’elle est en partie constituée par l’important groupe de Colombiens qui ont dû quitter leur pays à cause de la violence. Environ 1700 Colombiens demandent l’asile en France chaque année. Et si l’on considère non seulement la France, mais l’Europe dans son ensemble, la Colombie est le cinquième pays de demandeurs d’asile (environ 63 000 personnes), devancé seulement par la Syrie, l’Afghanistan, la Turquie et le Venezuela. Or, bien que la Colombie soit officiellement une démocratie, le pays force de nombreux ressortissants à quitter leur pays parce que des groupes armés de divers types les persécutent, les harcèlent et les menacent.

Cette situation est un véritable drame pour la Colombie : force est de constater que malgré le processus de paix, malgré les élections périodiques, la violence s’est installée dans le paysage et empêche des milliers de personnes de mener une vie digne.

Le sort de ces demandeurs d’asile en Europe n’est pas facile : il est très difficile d’obtenir le refuge politique, seul un petit nombre de colombiens l’obtient (environ 15 % des demandeurs). Le durcissement des règles, la très grande quantité de demandes de ressortissants d’autres pays, tout cela converge pour rendre les choses difficiles.

La Colombie et la France : deux siècles de relations en trois dates

© Rapport de l’Office Français pour la Protection des Réfugiés et Apatrides, OFPRA, 2023   –  Évolution des demandeurs d’asile colombiens en France entre 1981 et 2022

Conclusion

L’histoire des relations entre les Colombiens et la France comporte bien sûr de nombreux autres aspects. Dans ce bref article, je ne fais qu’évoquer trois situations méconnues, l’histoire de Colombiens qui ont tissé des liens avec ce grand pays, la France. A l’instar des migrants provenant des continents africain, asiatique, européen et américain, les Colombiens ont eux aussi transformé la France. À côté de nombreuses autres nationalités venues dans ce vieux pays, ils ont découvert la langue française, ils ont dû faire face à des règles et à des formalités pour y vivre, ils ont entendu les nombreuses langues parlées dans les rues. Comme eux, ils sont devenus des migrants, ils ont contribué à rendre plus métis, culturellement et humainement, ce pays, ils l’ont enrichi avec d’autres accents et saveurs. Il reste que dans ce long va et vient fait de rencontres, de surprises, de difficultés et d’amours entre les Colombiens et la France, beaucoup d’autres histoires sont à découvrir.

Pour aller plus loin :

–   Los primeros colombianos en París, 2009, par Daniel Gutiérrez Ardila, Col. Anuario Colombiano de Historia Social y de la Cultura, vol. 36, N°1, Universidad Nacional de Colombia, Bogotá. https://repositorio.unal.edu.co/handle/unal/31726

–   Sur Julio Quiñones Pazos, https://xn--testimoniodenario-uxb.com/en-el-corazon-de-la-america-virgen-de-julio-quinones-pazos/ par J. Mauricio Chaves Bustos.

–   Sur le thème de la migration, il sera bientôt possible de consulter la recherche que j’effectue actuellement en collaboration avec Celio Sierra-Paycha et avec le soutien du Consulat de Colombie à Paris.

Olga L. González

Olga L. González

Docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris, chercheure associée à l’Urmis, Université Paris Cité

Traduction Claudia Oudet