Nous avions déjà fait une douzaine de kinépoèmes [terme inventé par Deylan Caylon : il s’agit d’un clip vidéo inspiré d’un court extrait poétique, mis en musique et en image par ses soins] autour de la génération Beat et des poésies péninsulaires d’Italie, d’Espagne et du Portugal. Nous cherchions, Deylan et moi, une inspiration qui peinait à venir. Il dit alors « Ne t’en fais pas, Daniel, la poésie nous attend à un coin de rue, elle nous sautera dessus sans qu’on s’y attende ». Devant mon air surpris, il ajouta en souriant : « C’est Jorge Luis Borges qui l’a dit lors d’une conférence à Harvard en 1967 ».
« Et tu y étais ? » avais-je demandé.
« Oui, mon père m’y avait emmené, il l’aimait beaucoup. Je m’en souviens encore parce qu’il avait ensuite collé une petite bandelette de papier sur le bord de la télé avec cette citation, histoire de réfréner mes pulsions téléphages. Ce fut assez efficace, tant pour la télé que pour mes goûts poétiques ».
Il m’était alors venu à l’esprit une remarque de notre amie Colo [Colo est passionnée de culture hispanique et latino-américaine, qu’elle partage au travers de son blog : Espaces, instants] nous signalant, alors que nous affinions la traduction d’un texte espagnol, que l’Amérique Latine regorgeait de richesses en matière de poésies “imagées”. Et c’est ainsi que nous gagnâmes les rivages littéraires du Rio de la Plata et plongeâmes dans l’œuvre du grand Jorge.
« Mais c’est un monument de la littérature mondiale ! », m’étais-je exclamé après avoir passé quelques heures à compulser ses écrits. Deylan avait répondu, sans quitter des yeux l’épais livre qu’il compulsait : « Oui, il faudrait lui ériger une statue équestre qui nous montrerait la direction à suivre dans le labyrinthe de sa grande bibliothèque imaginaire ».
Un peu plus tard, j’entendis une exclamation de victoire et retrouvais sous mon nez un texte intitulé « Élégie » commençant par ces mots : Ô destin de Borges, avoir navigué par divers océans du monde ou par la seule et solitaire mer aux noms divers…
Deylan me montra trois lignes vers la fin du poème évoquant le visage oublié d’une jeune fille de Buenos Aires : « Borges a écrit ce texte à Bogota en 1963. Il pensait à son amour de jeunesse, Concepción Guerrero, avec laquelle il s’était fiancé en 1922 devant un ‘ paysage mesquin de banlieue ’. À vingt-trois ans, il venait tout juste de revenir en Argentine et il commençait déjà à être connu comme écrivain. Et puis, comme il aurait pu le dire lui-même, “la page s’est tournée, et d’autres, bien d’autres, ont été écrites sous sa main”.
« Mais pourquoi ce passage ? »
« Parce j’ai fait une photo, il y a quelques mois à Buenos Aires, qui pourrait bien résonner avec ces lignes »
Deylan, tout comme Borges, a beaucoup voyagé et je sais que Buenos Aires avait été pour lui une destination quasi-mythique dont il a rapporté de nombreux clichés.
« Et pour la musique ? »
« La musique sera faite tout simplement avec l’air de Buenos Aires et de ses portègnes ». Deylan feuilleta quelques livres parmi ceux rassemblés pour nos recherches avant de s’arrêter sur une page :
Tango qui jadis fut heureux
Comme je l’étais moi aussi,
Selon le souvenir que j’ai ;
Le souvenir devint l’oubli…
[Extrait de : En marge de « Pour les six cordes » – Quelqu’un parle au tango]
« Tu vois, on reste bien dans l’esprit. Ce tango a été mis en musique par Astor Piazzola et chanté par Valeria Muñariz, mais j’en ai un autre en tête composé par Juan Maglio “Pacho” que j’adore jouer et qui colle bien aussi. Allez, j’y vais… »
Et tandis que Deylan se mettait au travail, je relisais machinalement cette Élégie dont tout à coup la dernière phrase me bondit aux yeux :
Oh destin de Borges, peut-être pas plus étrange que le tien.
Nota : le kinépoème réalisé par Deylan Caylon et consacré à J-L Borges peut être vu en ligne à l’adresse https://www.lisiere.com/elegie/