Parc des Princes, Nicolas de Staël     

J’ai récemment découvert un livre écrit en français, « Illusions du ballon », du célèbre et prolifique sociologue Luis Martinez Andrade. Cet écrivain et chercheur mexicain, qui vit à Bruxelles, a obtenu il y a quelques années son doctorat à la prestigieuse EHESS de Paris, sous la direction de Michael Löwy. Ses écrits sur l’espoir, les utopies, l’écologie et les transformations sociales font référence pour leur originalité et leur rigueur, tant en Amérique latine qu’en Europe. La sociologie, l’histoire, la philosophie, la politique et la théologie sont des dimensions qu’ils explorent et qu’ils relient par leurs réflexions dans divers ouvrages, rapports et articles. En lisant ce livre, j’ai eu une sorte d’altération et de fusion temporaires par l’impact qu’il a eu sur mes souvenirs personnels. Ceux qui unissent mes aspirations à une société plus juste à mes passions sportives et éthiques, qui m’ont permis de me construire en tant que personne en ces temps troublés. Le livre de Martínez Andrade m’a interpellé dans toutes mes facettes biographiques, il m’a aidé à réfléchir et à me comprendre un peu plus, ainsi que les sociétés dans lesquelles j’ai vécu et dans lesquelles je vis, parce qu’il a été un miroir inattendu dans lequel j’ai pu me voir et me reconnaître.

J’ai grandi en jouant au football sur des terrains vagues, des terrains sans herbe, dans la rue et dans les arrière-cours des maisons de la province de Córdoba, en Argentine. À cela s’ajoutait l’amour de mon père pour la philosophie et l’activisme social dans le cadre du coopérativisme. Du côté de ma mère, j’ai été attiré par la charité et la compassion, par le christianisme et le yoga. Ainsi, la passion collective et irrévérencieuse du football m’a été transmise par l’environnement du quartier, ma famille m’a transmis la passion de la solidarité et de l’égalité comme conditions d’une liberté inaliénable. La passion était le facteur commun qui, pour être bien canalisée, devait prendre en compte l’autre, que ce soit pour l’équipe dans un match ou pour le bien-être personnel et communautaire. Aujourd’hui, j’entraîne une équipe de football à Saint Germain en Laye avec des adolescents de 13 à 15 ans, et je participe également à des associations et des groupes d’action qui ont pour bannière la solidarité et l’égalité. Ce livre m’est venu comme une « bague au doigt », comme disent les Sud-Américains…

Illusions du ballon. Football et Théorie critique

Illusions du ballon, Luis Martínez Andrade 

Football, attitudes politiques et horizons multidimensionnels

« Illusions du ballon » est un kaléidoscope multidimensionnel, une contribution culturelle précieuse de la communauté latino-américaine au monde francophone. Cela m’a fait penser à la nouvelle « El Aleph » de Jorge Luis Borges car par analogie, la présence de l’Aleph et son intermédiation permettent de se situer dans de nombreux espaces, dans une diversité d’événements qui conduisent à des temporalités multiples. Par rapport à l’histoire, ce livre a eu, du moins pour moi, l’effet borgésien à travers le prisme du football, de la philosophie critique de l’école de Francfort et des penseurs latino-américains critiques du colonialisme et de l’écologie. Car dans chaque petit chapitre ou section, il nous fait passer, avec un naturel frais, du compréhensible que nous connaissons déjà à d’autres univers discursifs inconnus. En même temps, par la simplicité agréable et familière des contacts avec des imaginaires encore latents. Bien que nous n’en soyons pas conscients, elle nous transmet d’intenses condensations d’informations historiques et nous présente de manière synthétique des concepts de théories et d’écrivains qu’il nous faudrait beaucoup de temps pour les comprendre. Des informations et des concepts qui nous aident à revoir des situations historiques, des événements réels et des conséquences politiques qui nous laissent philosophiquement perplexes au loin. En d’autres termes, ce qui était l’actualité quotidienne il y a quelques décennies devient l’actualité sociologique, observant à partir des passions collectives, utilisant la philosophie critique et nous emmenant sans complexe sur des chemins historico-culturels qui nous aident à mieux nous comprendre, à partir de situations quotidiennes de part et d’autre de l’Atlantique.

Immigrants, nouveaux mondes et football

Le football est une passion pour les foules, tout comme la justice et la liberté. Le jeu de la vie connaît beaucoup de joueurs et de jeux, c’est pourquoi le livre est plein d’exemples de prises de position et d’affrontements politiques. Car les stades sont un thermomètre social montrant les températures réelles atteintes par les universalistes, avec lesquels la philosophie prétend penser. Le livre associe le penseur allemand Walter Benjamin, à la sensibilité lucide et désespérée (qui s’est suicidé à la frontière espagnole pour ne pas tomber entre les mains de la Gestapo), à Diego Maradona et à la « main de Dieu » comme geste collectif irrévérencieux à l’égard de l’emblème colonial. Une main qui suscitera des débats théologico-politiques parce qu’elle serrera la main de Fidel Castro et d’Hugo Chávez – évidemment accompagnée des aboiements et des grognements répétés des médias hégémoniques. Le livre présente également le penseur Bolívar Echeverria et son « Ethos baroque » – dans une synthèse magistrale d’une demi-page – comme principe d’explication des quatre ethos (réaliste, romantique, classique, baroque), afin de comprendre un ethos différent, des horizons alternatifs de complexité esthétique et éthique qui enrichissent la compréhension des sociétés latino-américaines.

Ernst Bloch, le philosophe allemand hétérodoxe, apparaît par la plume de Martinez Andrade illustrant le Brésil avec « le principe de l’espoir », présentant l’idée « d’utopies concrètes » comme exemple pour l’explication des attitudes de l’équipe de football des Corinthians de Sao Paulo, (qui était beaucoup plus qu’une simple équipe, mais bel et bien un appel politique à la dignité et à la solidarité). Avec des joueurs emblématiques comme « Socrate », tant sur le plan sportif que politique. Dans les années 70 et 80, ils étaient emblématiques et passionnés dans leur lutte pour la liberté, contre l’injustice de la dictature militaire de l’époque. De nombreux clubs dans différents pays, nous indique Martinez Andrade, étaient l’antithèse des privatisations néolibérales ultérieures et actuelles. Il s’agissait d’organisations sportives d’origine populaire qui luttaient pour l’autogestion et qui étaient, en outre, fières de leurs racines populaires, ouvrières, immigrées et paysannes.

Il nous ramène, dans le voyage proposé par le livre, à la situation folle de la « guerre de cent heures » en 1969, provoquée en Amérique centrale par le match de football entre le Honduras et le Salvador, qui a engendré une violence débridée, avec 6.000 morts et 20.000 blessés. La liste s’allonge dans de courts écrits, situations et anecdotes passés au crible avec la subtilité d’une réflexion agréable, nous faisant cheminer lucidement à travers les histoires et les souvenirs bien documentés, qui nous placent des analogies et des ponts implicites, avec les dilemmes du présent.

Je me demande si Luis Martinez Andrade ne serait pas une version littéraire et philosophique de la « main de Dieu », tel un « Mage », une version de l’extraordinaire joueur salvadorien le « Magicien » Gonzales, pour ses attitudes généreuses et solidaires. Comme dans le football, les joueurs dont on se souvient, les situations documentées et l’écrivain qui les met en scène sont indubitablement humains, trop humains.

 

Illusions du ballon. Football et Théorie critique

L’éco-créativité, Hugo Busso 

Hugo BUSSO

Hugo BUSSO

Philosophe

Traduction : Claudia Oudet