Sortie en France le 4 septembre 2024
Bande-annonce
Synopsis
À Bogotá, en 1996, une éclipse lunaire qui promet d’illuminer le ciel d’un rouge sang suscite une vague de panique. La rumeur gronde que cet évènement annonce l’arrivée du diable sur Terre. Parmi les habitants inquiets, Mila, 13 ans, est tiraillée par des doutes. Au fil des jours, elle voit son corps se transformer : ne serait-ce pas là la réalisation de cette prophétie maléfique?
Camila Beltrán signe un film expérimental qui trouble nos repères. Tout au long du film, l’héroïne est comme prise au piège d’une ville dans laquelle les croyances ancestrales cohabitent avec la modernité. L’environnement dans lequel elle évolue est comme saturé d’une atmosphère lourde et oppressante dans laquelle les frontières entre le rêve et la réalité se brouillent.
© Sylvain Verdet – « Mi Bestia »
Entretien avec la réalisatrice
Bonjour Camila Beltrán, merci pour cet entretien avec El Café Latino
Hugo Bernamonti – Pourquoi avoir choisi le titre « Mi Bestia »?
Camila Beltrán – La question est double : la bête en tant qu’animal et la bête en tant que démon. Dans notre imaginaire collectif, ces deux faces d’une même pièce se confondent. Le titre « Mi Bestia » évoque cette dualité, rappelant à la fois les prophéties démoniaques du film et la force brute de la nature animale. Le possessif « Mi » (« Ma » en français) souligne le lien profond entre Mila et cette entité ambivalente, qui est à la fois son démon et son côté animal.
H.B. – Le contexte colombien a-t-il été déterminant dans le choix de ce titre?
C.B. – La Colombie est un pays profondément catholique. Cette dualité spirituelle se traduit par la peur ancestrale du diable et la vénération de Dieu. La société colombienne, marquée par une forte influence religieuse, a construit un récit qui sépare le divin du démoniaque, l’humain de l’animal. Il existe donc une déconnexion avec le monde dit naturel. Le titre « Mi Bestia » cherche à remettre en question cette dichotomie, en nous invitant à explorer la bête qui sommeille en nous, cette part sauvage et primitive que nous refoulons la plupart du temps.
H.B. – Pourquoi avoir choisi de baser l’intrigue du film sur l’éclipse de 1996 ?
C.B. – Dans notre film, l’éclipse devient le catalyseur des peurs et des prophéties apocalyptiques qui ont marqué la fin du siècle. Bien que fictif, l’événement astronomique se mêle à des croyances réelles sur la fin du monde et l’arrivée du diable du Terre. D’ailleurs, certaines des archives présentées dans le film sont réelles.
H.B. – En ce qui concerne la lune rouge, de nombreuses scènes sont tournées de nuit. Pourquoi avoir choisi de plonger le film dans une atmosphère aussi sombre, avec autant de scènes nocturnes ?
C.B. – L’obscurité dans le film représente plus que notre monde intérieur et nos peurs. Elle représente la dualité entre le bien et le mal, la lumière et l’obscurité. Dans une société aussi manichéenne que la colombienne, où les limites entre le bien et le mal sont clairement définies, la nuit devient un espace d’ambiguïté et de mystère. L’idée était de pouvoir présenter la nuit comme un espace de mystère mais aussi de liberté, bien qu’elle est connotée négativement. Pour la protagoniste, l’obscurité est un refuge, un moment de libération dans lequel elle trouve du soulagement.
H.B. – On constate une place importante accordée aux animaux dans le film, notamment avec la figure du chien et de la chouette. Pourquoi avoir fait le choix d’utiliser autant de symboles animaliers?
C.B. – Le titre « Mi Bestia » reflète mon intérêt pour la relation que nous, les humains, entretenons avec les formes de vie non humaines. Les animaux, en particulier, sont un mystère pour nous et incarnent une puissance de vie sauvage et mystérieuse qui échappe à notre compréhension rationnelle, comme l’est par exemple le désir. Comme chez les animaux, le désir est présent au plus profond de notre être, mais nous ne le comprenons pas toujours. La chouette symbolise l’inconnu. Sa figure, associée à la sorcellerie et à la nuit, nous relie aux aspects sombres et inconnus de la psyché humaine. À travers elle, est explorée la partie la plus sauvage et la plus mystérieuse de l’être humain, ces aspects que nous partageons avec l’animal et qui nous lient à la nature.
H.B. – Les scènes dans lesquelles apparaissent les chiens sont toujours très marquantes. Quel rôle jouent-ils dans le film ?
C.B. – Le film explore l’ambiguïté entre ce qui nous protège et ce qui nous menace. Souvent, ce que nous considérons comme dangereux s’avère ne pas l’être, tandis que ce que nous croyons sûr peut cacher des dangers insoupçonnés. Cette tension se manifeste dans la figure des chiens de garde, symboles de protection qui suscitent pourtant la peur. La protagoniste découvre que sa place est précisément dans cet espace ambivalent, trouvant refuge dans ce qui la terrifiait au départ. De même, la figure du beau-père, qui devrait en principe assurer la protection, se révèle être une source de danger, tandis que l’obscurité, associée à l’inconnu et à la peur, devient un espace de liberté et de découverte de soi.
© Sylvain Verdet – « Mi Bestia »
H.B. – La télévision semble jouer un rôle crucial dans le déclenchement des questionnements de Mila et plus largement, elle semble influencer directement les personnages. Pourquoi avoir choisi la télévision comme vecteur d’influence et de suspicion?
C.B. – Dans le film, la télévision joue un rôle crucial ; elle est presque comme un personnage à part entière. Pour la protagoniste, les images télévisuelles partagent et façonnent sa réalité autant que n’importe quelle autre expérience. J’ai fait ce choix car, de mon point de vue, les images sont une partie essentielle de qui nous sommes, et la façon dont nous les percevons influence profondément notre intériorité. C’est pourquoi il était essentiel de montrer comment cet univers télévisuel, qui transmet tant de peurs, de stéréotypes et d’images préconçues sur les femmes, l’amour et la façon dont les choses devraient être perçues, commence à être intégré par Mila. Ces images contribuent à façonner sa sensibilité à ce moment charnière de sa vie. J’ai grandi avec la télévision. En Colombie, il est étonnant de constater l’influence qu’a ce média sur la société ; elle est omniprésente et nous a profondément marqués, surtout moi, en raison de mon histoire personnelle. Pour l’anecdote, le journaliste qui apparaît dans le film est mon père, qui était vraiment journaliste. J’ai grandi en le regardant faire des reportages, et je pense que tout cela a beaucoup influencé ma sensibilité par rapport aux images.
H.B. – Dans le film, les marécages, et plus généralement la nature, sont présentés comme un lieu de refuge pour Mila, alors qu’ils sont souvent associés au danger. Au contraire, la ville, qui est souvent perçue comme un lieu familier et sûr, est présentée comme hostile. Pourquoi avoir inversé cette symbolique ?
C.B. – Pendant mon enfance, Bogota était considérée comme une ville extrêmement dangereuse, et elle l’était à bien des égards. Les espaces sauvages non urbains étaient considérés comme des lieux inconnus où sévissait le crime. Pour moi, il était important de changer cette perception et de montrer comment une jeune fille peut trouver refuge dans la nature, un endroit qui inspire la peur à beaucoup. Elle établit un lien particulier avec cet environnement, et il s’agit là de sa première transgression : aller dans un lieu où elle ne devrait normalement pas se trouver, un espace solitaire et interdit. Aujourd’hui encore, ces lieux sont considérés comme dangereux, mais ils possèdent également une essence puissante qui les relie à la ville avant même qu’elle n’existe en tant que telle. Là-bas, les rôles entre la ville et la nature sont inversés. Je voulais montrer l’hostilité de la ville et le caractère sacré, beau et mystérieux de la nature. Cela se reflète aussi dans la relation de la protagoniste avec les animaux. Ce qui se passe avec les chiens en est un bon exemple : la solitude de Mila la fait trouver en eux une véritable petite communauté. Bien que l’espace dans lequel elle se trouve ne soit pas clair, cette rencontre lui fournit des indices sur elle-même, sur la manière d’affronter ou non ce monde et comment mener cette confrontation.
H.B. – Dans le film, la lumière est généralement tamisée et les couleurs sont sombres, mais dans la scène où les chiens mangent, le sang ressort intensément, créant un contraste saisissant. Le rouge du sang a-t-il une signification particulière ?
C.B. – Le film explore en profondeur le thème du corps, en particulier le corps féminin, celui d’une jeune femme en pleine transformation. C’est pourquoi la présence du sang est cruciale ; il symbolise tout ce qu’impliquent les changements physiques dus à la puberté. Dans cette scène, le sang crée un lien entre l’animal et ce qu’elle vit intérieurement, ce qui n’est pas montré explicitement, mais qui est exprimé par cette couleur rouge. Le sang nous aide à comprendre les relations qui ne sont pas articulées par la raison ou les mots, mais qui sont transmises visuellement, comme c’est le cas ici. Cela se reflète également dans la scène du premier baiser. Elle désire tellement qu’elle en vient à mordre celui qu’elle embrasse, et de cette morsure, elle est surprise par la puissance de son propre désir, ressentant même une certaine peur envers lui. Je pense qu’elle est confrontée à un désir sauvage, qui lui donne le vertige et la confronte à sa propre nature.
H.B. – Quels messages souhaitez-vous transmettre aux spectateurs à travers ce film ?
C.B. – Étant aussi spectatrice de films, je ne pense pas que le but soit de transmettre des messages, mais plutôt d’offrir une expérience. Le film offre une expérience d’une autre époque, de l’oppression, mais aussi de la possibilité de se libérer. Il nous donne le sentiment de rejeter un monde auquel nous ne voulons pas appartenir et nous invite à réfléchir à la manière de s’en défaire. Elle nous confronte aussi à la mélancolie de ce que nous perdons lorsque nous quittons l’enfance, des expériences que nous avons tous vécues en grandissant.
J’aimerais que nous nous interrogions sur ce qu’il y a de plus profond en nous, sur cette obscurité et ce mystère intérieur. En ce qui concerne la discussion que le film peut susciter aujourd’hui, il s’agit du pouvoir de l’image et de la nécessité de préserver ce mystère, ce que l’on ne peut nommer et qui appartient intimement à chacun d’entre nous.
© Hugo Bernamonti – Camila Beltrán
Hugo Bernamonti