« C’est très dur de traverser le Niagara en vélo » (“Es muy duro pasar el Niágara en bicicleta,”) chantait Juan Luis Guerra en 1999 dans son morceau éponyme, en faisant référence à une situation insurmontable, comme le serait sûrement une excursion à vélo aux chutes du Niagara. Néanmoins, d’après le compositeur dominicain, cette mission serait, en effet, aussi impossible que d’avoir accès aux services de santé publique dans son pays, la République Dominicaine.

Sur un air de mérengué, et au travers de nombreuses métaphores, l’artiste s’inspire d’une de ses expériences personnelles, et dépeint ainsi dans son morceau la situation déplorable du système sanitaire du pays caribéen.

Les paroles parlent d’hôpitaux débordés de patients, mais désertés par les médecins, pendant que les réceptionnistes jouent au loto ; d’hôpitaux dépourvus de tout matériel hospitalier, tandis que l’alcool médical est bu, les stéthoscopes font la fête, les points de suture sont cousus sur les nappes, et les sérums physiologiques sont utilisés comme sucres à café. En vain, les paroles présentent les hôpitaux dominicains comme absolument incapables de garantir les soins les plus basiques à ceux dans le besoin.

 Traverser le Niagara à vélo ou se faire soigner ?

Hôpital Claudia Wollesen

Dans la chanson, une infirmière tente de rassurer le protagoniste principal, qui en proie au désarroi, s’effondre face à l’absurdité de cette situation. « Tranquille, Bobby, tranquille » (“Tranquilo, Bobby, tranquilo”) lui dit-elle, avant de s’excuser « Je suis désolée atleta » (“Lo siento, atleta”) lorsque Guerra lui demande ce qu’il devrait faire. Cette dernière se dirige alors vers un autre patient, et répète la même phrase, sans que rien ne change, sans qu’aucun accès aux soins ne devienne possible. 

Cette fin tragique, à l’image du reste de la chanson, offre une réflexion unique sur l’état des services sanitaires dominicains, mais également latino-américains. Malgré ses 25 ans d’ancienneté, “el Niágara En Bicicleta” continue de refléter les problèmes structurels liés à la santé qui gangrènent les pays en voie de développement.  

Ceux-ci souffrent, en effet, d’un manque de financement, ajouté à une tendance au détournement de l’argent public. Cela ne fait donc qu’exacerber les inégalités sociales, tout en limitant les possibilités d’un accès universel à la santé, figurant pourtant dans la déclaration universelle des droits de l’Homme. Ainsi, le message transmis par Juan Luis Guerra au travers de ce morceau reste toujours d’actualité. 

 Traverser le Niagara à vélo ou se faire soigner ?

Juan Luis Guerra

En outre de la critique sociale, cette chanson représente aussi plusieurs idiosyncrasies psychologiques de la culture latino-américaine. Certes, ses paroles décrivent une réalité visiblement sombre et extrêmement difficile, mais le tout est accompagné d’une mélodie joyeuse et détendue. D’un côté, la chanson a une tonalité en si bémol majeur qui se trouve parmi les plus aigües et joyeuses. D’un autre, la pièce a aussi un rythme de 125 BPM, c’est-à-dire, un tempo rapide mais modéré. L’interaction entre ces éléments musicaux et le double sens subtil des paroles ajoutent un air de légèreté aux problématiques dénoncées par Guerra.

Ainsi, la chanson représente la résilience des latinos. L’artiste montre que, même face à une situation léthale comme l’est le manque d’accès aux soins, les latinos sont déjà habitués à faire face à l’injustice, même quand cela semble impossible. Toutefois, ils ne baissent jamais les bras et refusent de perdre la joie qui les a toujours caractérisés.

La chanson montre aussi la créativité de l’Amérique latine. La production artistique a toujours été une réaction récurrente des latinos face à l’adversité. L’émergence des expressions idiomatiques telles que « Traverser le Niagara en vélo » (‘cruzar el Niágara en bicicleta’) représente ainsi cette tendance culturelle à sublimer leurs sentiments et leurs pensées de façon non violente.

En conclusion, le rythme de la musique, les expressions utilisées, la réalité décrite : l’ensemble de tous ces éléments permet à son auteur de sensibiliser son public international à un problème que l’on pourrait croire personnel, et qui pourtant, concerne tous les pays du monde, et constitue un droit universel qui devrait exister pour tous. Ces éléments permettent également à son auditorat de mieux comprendre la culture latino-américaine, et de voyager le temps d’une chanson, sur un air de mérengué.

Musique sur YouTube : El Niágara en Bicicleta : Juan Luis Guerra 1999

Emeline Rateau y Nicolás Otero Chávez

Emeline Rateau y Nicolás Otero Chávez

Psychologues