© Marie Sigrist
Rédigé par Marie Sigrist
Marie Sigrist est anthropologue. Formée au Muséum National d’Histoire Naturelle (master) et à l’Université de Tours (doctorat), elle a mené pour sa thèse de doctorat des recherches auprès des populations immigrées en France et au Brésil [1]. Elle explique ici leur rapport à l’alimentation.
L’auteur a pris la liberté d’utiliser l’écriture inclusive.
Comparaison entre les immigré·e·s brésilien·ne·s en France et français·se·s au Brésil
Entre 2018 et 2021, j’ai mené une recherche anthropologique sur les pratiques alimentaires d’immigré·e·s brésilien·ne·s en France à Lyon et français·e·s au Brésil à Salvador, auprès de 52 personnes au total. Les deux groupes poursuivent une dynamique alimentaire commune, à intensité et fréquence variable selon les individus : la recherche de certaines caractéristiques de l’alimentation qu’ils associent à leur pays d’origine. Toutefois, nous allons voir que des stratégies différentes apparaissent selon le groupe et les personnes.
Les enquêté·e·s brésilien·ne·s à Lyon cherchent plutôt à consommer des ingrédients ou des plats qu’ils associent à la culture alimentaire brésilienne, tels que la feijoada, le duo riz-haricots, la viande préparée pour la picanha ou encore les salgados[2]. Pour obtenir ces denrées, il.elle.s font appel à des cuisinières, elles aussi immigrées brésiliennes, qui préparent et vendent leurs plats de façon informelle, le plus souvent en complément d’une activité principale précaire et peu rémunérée. Gisele, par exemple, cuisine des salgados après ses journées de travail comme animatrice ou femme de ménage en intérim. Comme elle, nombreux-ses sont les enquêté·e·s brésilien·n·es à exercer des travails précaires, peu rémunérés et à résider dans les quartiers les moins favorisés de l’agglomération lyonnaise. Il·elle.s sont plusieurs à faire part d’un sentiment de déclassement par rapport à la situation qu’il·elle·s occupaient au Brésil. Au-delà d’une aide économique, ce commerce de produits alimentaires « brésiliens » entre immigré·e·s brésilien.ne·s se rapproche de la cuisine de rue (informalité, négociation des modalités de transaction, usages des réseaux sociaux numériques), comparable à ce qui existe au Brésil. Ce commerce alimentaire permet ainsi aux concitoyen·ne·s brésilien.nes de tisser des liens entre eux.elles et ainsi de soulager la saudade[3] durant une immigration parfois difficile.
À 10 000 km de là, au Brésil, le contraste est saisissant lorsque l’on compare le profil des immigré·e·s français·e·s rencontré·e·s à Salvador qui, à l’inverse, se sentent valorisé·e·s au niveau socio-économique. Il·elle·s sont entrepreneur·euse·s ou salarié·e·s dans le secteur de la promotion culturelle de la France ou du tourisme. Il.elle.s ont accès à certains services réservés aux classes moyennes supérieures au Brésil (résidence en condominium ou présence d’une employée de maison). Il.elle.s résident pour la majorité dans les quartiers les plus aisés ou récemment gentrifiés de la ville. Plusieurs d’entre eux·elles s’approvisionnent sur les marchés agro-écologiques établis dans ces quartiers, cherchent à maximiser leur consommation de fruits et légumes et de produits « bio ».
Sur l’un de ces marchés, par exemple, Morgane remplit son panier en osier de manioc, de fruits tropicaux et de légumes. Elle poursuit ses achats dans un magasin qui vend des petits plats préparés bio et vegan. Ces pratiques sont liées à la perception par les enquêté·e·s français·es de tensions au sujet de l’alimentation au Brésil. Il·elle·s ressentent en effet de la défiance envers certaines catégories d’aliments vendus dans la « rue » (comme la viande ou les plats préparés) et envers les produits provenant du secteur agro-industriel brésilien, en raison de l’absence de contrôles institutionnels pour le premier et des lobbies qui pèsent sur le secteur pour le second. Aussi, il·elle·s jugent l’alimentation quotidienne brésilienne opulente, trop grasse, trop salée et trop sucrée. C’est pourquoi les immigré·e·s français·e·s préfèrent appliquer à leur consommation alimentaire les injonctions de l’alimentation-santé et des normes d’approvisionnement durable plébiscitées en France, surtout par les classes moyennes et supérieures auxquelles il·elle·s se sentent appartenir.
Loin de toute généralisation, cette recherche montre que les immigré·e·s brésilien·ne·s à Lyon ont tendance à rechercher l’alimentation de leur pays d’origine à travers des ingrédients et des préparations alimentaires qu’il·elle·s lui associent alors que les immigré·e·s français·e·s rencontré·e·s à Salvador pensent retrouver l’alimentation associée à la France en suivant les recommandations de santé et de consommation durable. Ces divergences entre les deux groupes sont liées à la fois à leur rapport au pays d’origine mais aussi et surtout à la position socio-économique qu’il·elle·s occupent dans le pays récepteur. Cette dernière peut en effet être provoquée par des processus de racialisation hérités du colonialisme, telles que la dévalorisation et la stigmatisation des émigrés des pays du Sud en France et la valorisation des émigrés européens au Brésil.
[1] SIGRIST Marie (2021) « Dynamiques alimentaires transnationales. Alimentation des immigrés brésiliens en France (Lyon) et des immigrés français au Brésil (Salvador) », Université de Tours, Institut Paul Bocuse Research Center, thèse de doctorat.
[2] Préparations salées à base de pâte de blé, maïs ou manioc garnies de viande ou légume, se mangeant le plus souvent avec les mains.
[3] Terme prégnant dans les cultures lusophones que l’on pourrait traduire en français par « manque », « nostalgie ».
Marie Sigrist
Anthropologue
Formée au Muséum National d’Histoire Naturelle (master) et à l’Université de Tours (doctorat), elle a mené pour sa thèse de doctorat des recherches auprès des populations immigrées en France et au Brésil.