Ana parle peu. Pourtant, Ana bouillonne à l’intérieur. Sur cette petite île portugaise où le poids des traditions et de la religion étouffent cette adolescente silencieuse, les femmes sont dévotes et dévouées de mère en fille.

En découvrant l’existence d’une communauté queer, Ana, jeune adolescente en recherche d’identité, entreprend un voyage émancipateur pavé de désir et d’expériences libératrices vers la connaissance de soi.

Un jour, c’est Cloé qui descend du seul bateau qui relie ce bout de terre à une civilisation à la fois plus connectée et plus ouverte sur le reste du monde. Cloé, c’est la volupté, c’est la liberté, c’est une jolie fenêtre sur le monde. Se tissent alors entre elles des liens volatiles et pourtant de ceux qui marquent une vie entière.

Multirécompensé, ce premier long-métrage de fiction de Claudia Varejão, est un petit délice à filer voir en salle, à partir du mercredi 12 avril.

 

Rencontre sensible avec la réalisatrice portugaise, Claudia Varejão

Claudia varejão dans l’objectif de Mathilde Viegas

Tout en douceur et avec beaucoup d’amour, la réalisatrice-photographe-documentariste portugaise a accepté de répondre à quelques-unes de nos questions.

Emma Rotella pour « El Café latino » : Claudia, vous êtes documentariste et photographe, comment s’est effectuée pour vous la transition du documentaire à la fiction ?

Claudia Varejão : Je me sens autant à l’aise avec le documentaire qu’avec la fiction. Quand on étudie le cinéma, on étudie les deux. J’ai déjà réalisé trois courts-métrages de fiction avant ce long-métrage et en plus de mes documentaires.

Pour moi, « Loup & Chien », c’est finalement la rencontre de la fiction et de la réalité. [Tous les acteurs du film sont des habitants de l’île où il a été tourné, Ndlr]. 

ER : Le son du film a été particulièrement travaillé, autant dans le choix souvent décalé des musiques par rapport aux images que dans la mise en exergue de sons spécifiques ou dans la présence soignée des sons d’ambiance. Qu’est-ce qui a motivé une photographe à porter une attention si particulière à l’aspect sonore de son film ?

CV : C’est une question formidable que l’on m’a rarement posée. J’aime beaucoup le son, c’est très important pour moi de le soigner. Manoel de Oliveira disait que « la musique, c’est ce qui structure l’invisible, et le cinéma, c’est ce qui structure le visible » et, pour moi, quand les deux se rencontrent, ça crée une richesse extraordinaire. Surtout lorsque l’on construit un film bâti sur des silences.

Le silence, ça n’existe pas. Le silence est toujours rempli de messages. En ce moment même, des gens rient dans le fond de la salle, une voiture passe dehors… tout est narratif.

Et puis, en fréquentant des jeunes, je me suis d’abord rendu compte que je n’étais plus si jeune [rires]… Les jeunes écoutent tout le temps de la musique et je me suis dit que c’était là une opportunité de commencer à utiliser des musiques dans mon cinéma qui était jusque-là plus silencieux, intérieur…

J’ai tenté de construire une bande son intéressante, entre chien et loup, binaire, électronique/classique par exemple, [au moment où la bande de jeunes danse visiblement sur de la musique électro et où l’on écoute de la musique classique dans la salle, Ndlr], pour souligner les émotions des personnages.

J’ai tenu à intégrer Klaus Nomi [chanteur allemand baroque] et aussi «¿Porque te vas?» , interprété par la bande belge, Vive la fête. Tout cela apporte de la liberté au propos.

ER : On croise quelques références à la France tout au long du film, dans une chanson française (« Toute première fois », de Jeanne Mas), dans la voix d’une touriste française dans un restaurant… Qu’est-ce que ça représente pour vous ?

CV : Il y a beaucoup de tourisme français au Portugal. Pour nous, ils évoquent une certaine émancipation, une capacité à voyager de par le monde. 

Depuis les années 70, il y a eu beaucoup de cinéma français, des dessins animés en français à la télévision, c’est une langue qui a fait partie de nos vies et qui est très aimée des Portugais. Ça a été très naturel pour moi d’intégrer des touches de français dans ce film, également parce qu’il s’agit d’une coproduction française, avec La Belle affaire, et j’en suis très heureuse.

Pourtant, cette nouvelle génération ne parle plus français. Maintenant, la culture française inspire plus un sentiment d’étrangeté pour les jeunes qui sont plus habitués à l’anglais. Le Français est celui qui vient de loin, qui amène le lointain, qui a fait un long voyage jusqu’à l’île.

Rencontre sensible avec la réalisatrice portugaise, Claudia Varejaõ

ER : Que sont devenus les acteurs du film qui étaient tous des habitants de l’île ?

CV : Durant la préparation du film, nous nous sommes rendu-compte qu’il manquait une structure d’accueil professionnelle pour les jeunes queers qui avaient un grand besoin d’écoute et de soutien, et nous l’avons mise en place nous-même dans les neuf villages de l’archipel. Nous avons fait venir des psychologues et créé un centre LGBTQI+ qui est toujours en place.

Nous parlons souvent avec toute l’équipe, nous sommes restés très proches. Ruben est au Canada, il a émigré. Ana est à Porto, elle étudie l’ingénierie. Cristiana, qui joue le personnage de Cloé, étudie le théâtre sur le continent [portugais]. Je parle souvent avec eux, et aussi avec leurs parents. Nous avons créé une véritable communauté autour de ce film. Ils sont tous venus à Venise avec moi, recevoir le prix pour la Meilleure Réalisation…

Ce film est bien plus qu’un film pour nous tous. Il s’agit de rencontres humaines, ce qui est bien plus important que des rencontres professionnelles, car ce sont les plus intéressantes, celles qui marquent toute une vie. C’est une aventure collective qui a apporté beaucoup à chacun d’entre nous. Ces jeunes ont pu accéder à une certaine émancipation, commencer à s’assumer pleinement, à partir du film. De mon côté, je continue à me nourrir de toutes les rencontres occasionnées par la sortie du film, par les différents regards portés sur mon travail et qui m’enrichissent. J’ai la sensation que ce film n’est jamais fini, il vit toujours.

Emma Céline Rotella

Emma Céline Rotella

journaliste